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Les amants maudits

Prologue

8 mars 2014 [V2] à 3 h 13 AM, Quartier Strip District, Pittsburgh (Pennsylvanie)

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   En dépit de la température extérieure proche de zéro, la gorge du jeune homme était en feu. Le nœud et la douleur dans sa poitrine l’empêchaient de respirer normalement. Lorsque il émergea de l’eau gelée, son corps se crispa au contact de l’air glacial. Il grelotait si fort que ses mâchoires en étaient douloureuses. Une brume blanche s’échappait au gré de sa respiration chaotique.

   Il avança en tâtonnant dans l’obscurité, à l’affût de tout, redoutant qu’ils surgissent derrière lui.

   – S’il vous plait, aidez-moi, Seigneur…

   Sa supplique peina à sortir entre deux claquements de dents incontrôlés. A présent, ses poumons brûlaient, il chercha désespérément l’air nécessaire à sa survie. Tétanisé par la peur de crever là comme un chien, il dut se forcer pour poursuivre son but malgré ses muscles engourdis par le froid, ainsi les interminables minutes passées à combattre le courant du fleuve Allegheny. Son pied glissa sur une pierre visqueuse, puis une deuxième. Il tomba à quatre pattes. Une douleur aiguë iradia alors dans ses genoux et se répercuta dans ses jambes transies. L’odeur de vase remonta dans ses narines. Des points blancs commencèrent à danser derrière ses paupières. Le haut de son crâne le lancait. Il dût attendre un moment que la souffrance s’attenue afin de trouver le courage d’avancer.

   Par une nuit sans lune, il était difficile de distinguer les environs et se faire une idée de l’endroit où il avait émergé. Il leva la tête, une masse sombre se dressait devant lui. Il présuma qu’un chemin longeant la rive devait forcément s’y trouver. Son souffle se faisait rauque et sa vue se brouillait au fil des minutes. Merde ! Il ferma les paupières pour chasser le trouble, puis se raccrochant aux racines et aux arbustes, il grimpa la pente. Il dérappa à plusieurs reprises, se retrouvant à nouveau à quatre pattes ou bien à ramper comme un vulgaire ver de terre. Il contourna un roncier, récoltant au passage quelques épines et une multitude de griffures. Ses vêtements raides se chargèrent également de terre humide ce qui, avec la fatigue, lui donna l’impression qu’ils pesaient des tonnes et ralentissaient sa progression.

   Quand il parvint enfin en haut du talus, il était à bout de forces et chercha son souffle pendant ce qui lui sembla un siècle. A découvert, l’air était plus glacial et s’immisçait partout, le congelant sur place. L’avant de son pantalon était en lambeaux, tâché de boue et probablement de sang s’il en croyait les picotements à ses genoux.

   Il inspira en grimaçant puis inspecta les environs. D’un côté, se dressaient des entrepôts à perte de vue, éclairés par le faible halo des réverbères. De l’autre, il distingua au loin ce qui semblait être une zone résidentielle. Il dirigea ses pas traînants dans cette direction où perçait une fenêtre illuminée et se laissa guider par elle tel un phare en pleine mer. À cette heure tardive, cette lueur d’espoir relevait du miracle.

   Prés de là, un chien aboya derrière une haie, suivi par un deuxième qui entraîna dans son sillage tous ses congénères du quartier. Ce concert nocturne avait quelque chose de rassurant car il symbolisait l’espérance, la vie.

   Le jeune homme essuya sa tempe et regarda sa main à la lueur vacillante du lampadaire sous lequel il passait. Le liquide sombre et poisseux accéléra ses battements cardiaques tout en intensifiant son mal de crâne au fil des secondes. Tout son corps le faisait souffrir.

   Lorsqu’il arriva enfin devant la maison éclairée, il s’appuya un instant sur la barrière, reprenant son souffle. Il mit un certain temps à combattre la vague de nausée montante. Comble de malchance, le portillon était fermé. Son corps endolori protesta à la pensée de devoir l’enjamber. Frustré et paniqué, il le secoua violemment tout en grelotant et regardant par-dessus son épaule :

   – Je vous en prie, aidez-moi…

   La panique le submergea, convaincu que ses agresseurs seraient bientôt là, au point qu’il ne vit pas immédiatement l’individu sorti par le côté de la bâtisse. Il fit un bond quand la silhouette sombre se planta devant lui.

   – Que voulez-vous ? questionna l’homme d’un air grognon, à cette heure matinale.

   – S’il vous plait, aidez-moi, ils vont me tuer !

   Le propriétaire écarquilla les yeux lorsqu’il se rendit compte de ses blessures à la tête, à la lueur de l’éclairage du porche.

   Immédiatement, il ouvrit le portillon et l’invita à entrer.

   – D’où sortez-vous ? Vous êtes… trempé jusqu’aux os.

   – Du fleuve. Je… je n’ai… pas eu le… choix.

   Le pauvre avait les lèvres bleues et ses dents s’entrechoquaient si fort qu’il eut du mal à le comprendre.

   – Richard, que se passe-t-il ? s’inquiéta une voix féminine dans l’entrée.

   – Je dois alerter les secours. Trouve-lui des vêtements secs, ma chérie. Comment vous appelez-vous ?

   – Jamie. Jamaal Galloway.

   – Très bien, dit-il en pianotant sur son portable le 911.

   Pendant que le propriétaire discutait au téléphone, sa femme lui apporta des serviettes et des vêtements chauds. Lorsqu’il reparu dans la cuisine un peu plus tard, habillé d’un survêtement confortable, bien que trop grand pour sa stature, la femme mettait en route une bouilloire pour faire du thé. Elle lui proposa de s’installer dans le salon. Le jeune homme se laissa guider et se recroquevilla dans un coin du canapé en la remerciant lorsqu’elle posa un plaid sur ses épaules en souriant. Jamie put alors détendre la tension de son corps et se rechauffer. Il se sentit en sécurité.

   Quand les secours arrivèrent enfin chez les Crandell, les tremblements de Jamaal s’étaient calmés et il sombra dans une sorte de brouillard probablement lié aux sédatifs. Il raconta sa mésaventure aux officiers, détâché des évènements comme si une autre personne que lui avait vécu ce calvaire.

Lui et deux hommes s’étaient donné rendez-vous proche de la marina Lock Wall, un lieu réputé pour les rencontres nocturnes. Prostituées, homosexuels et junkies abondaient dans ce secteur à la nuit tombée.

   Comme convenu sur le site de rencontre en ligne, la présence du second gars n’avait été autorisée qu’à la condition qu’il ne participe pas aux ébats sexuels. Le premier qui semblait être le dominant du couple, lui avait affirmé : « Son kif, c’est de mater ».

   Hormis que rien ne s’était passé comme prévu. Sans raison apparente – à moins d’être sous l’emprise d’une substance nocive –, le premier avait commencé à devenir menaçant sous un prétexte  qu’il ne parvenait toujours pas à cerner avec précision. Puis d’un coup, la violence s’était déchainée.

Jamaal ne s’était pas laissé faire, bien sûr. Il était même parvenu à prendre le dessus sur l’individu qui le frappait, mais l’autre était aussitôt intervenu. Contre deux, il ne pouvait rien faire, surtout quand le second était plutôt bien charpenté. Tandis que le premier le poignardait à l’abdomen, l’autre lui jetait des pierres à la tête ou tentait de l’assommer avec une branche morte. Après avoir esquivé de nombreux coups, Jamie s’était trouvé acculé au fleuve, son seul moyen de survie.

   Il avait plongé sans hésiter.

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   Au cours des longues heures qui suivirent et des multiples examens subis à l’hôpital, une seule phrase d’un policier s’ancra dans son esprit et le restera sans doute à jamais :

   « – C’est qu’une brouille entre tapettes… »

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