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Prélude à Suncrest Hill

– À la prochaine intersection, tournez à…

La voix de synthèse de l’application GPS cessa d’émettre brusquement.

– Où ça, Bitching Betty [i]? maugréa Joshua en ralentissant sa vieille Buick.

Le rapide coup d’œil à son portable calé sur la console centrale s’avéra inutile ; l’écran était noir. Génial ! Joshua mit son clignotant, tourna sur la voie de droite puis se rangea sur le bas-côté. La batterie de son téléphone était à plat. Pas étonnant, lors de son dernier arrêt à la station-service, il avait oublié de reconnecter le câble à l’allume-cigare. Tout en s’accablant intérieurement, il chercha des yeux le maudit fil qui resta introuvable. Il tâtonna le plancher sans succès. Bon sang, il venait de traverser pratiquement tout l’État d’Oregon pour y prendre ses nouvelles fonctions et ne pouvait pas se permettre un retard supplémentaire. Sa crevaison, deux heures plus tôt, lui avait suffisamment fait perdre de temps ! Et à présent, ce foutu câble disparu…

Avec peu d’espoir, Joshua coupa le moteur puis défit sa ceinture de sécurité et souleva ses fesses afin de vérifier s’il s’était assis dessus. Toujours rien !

– Calme-toi et fait travailler ta matière grise, s’exhorta-t-il tout haut en passant ses mains dans les cheveux.

Il réfléchit calmement à tous ses gestes au moment de son dernier arrêt à la station-service et réalisa que celui-ci avait dû tomber au sol en sortant du véhicule. Il n’y avait pas d’autre explication.

– C’est pas surprenant que tous les mecs te larguent, se lamenta-t-il. Tu n’es même pas fichu de garder la connexion avec ton propre téléphone !

Au rappel de sa dernière liaison pathétique, il se sermonna mentalement. En quittant Seattle, il s’était juré d’oublier ce nouvel échec cuisant et de repartir du bon pied. Comme tous les autres, son ex Andy avait fui en courant dès que la question de l’engagement avait été abordée. Après huit mois ensemble, Joshua pensait être en bonne voie pour nouer une relation durable et réaliser enfin son rêve de fonder la famille qu’il n’avait jamais eue. Il souhaitait la totale ; le conjoint, les enfants, la maison et sa barrière blanche, sans oublier les compagnons à quatre pattes…

Au moment de leur rencontre, Andy et lui recherchaient une relation stable et Joshua n’avait jamais caché son désir d’enfants. Tout allait merveilleusement bien entre eux, jusqu’au jour où il avait évoqué la vie commune. À partir de là, tout était parti en vrille. Quinze jours plus tard, il eut droit au classique « Je ne suis pas prêt » et tous les prétextes fumeux pour rompre. Lorsque Joshua était allé pleurnicher dans le giron de Diego, son meilleur ami s’était payé sa tête :

« – Tu es d’une naïveté sans bornes, Josh… Tu sais que la plupart des mecs le veulent sincèrement, mais dès qu’il s’agit de passer à l’acte, ils sont aussi insaisissables que les Chicharrones[ii] de ma grand-mère – Que descanse su alma [iii]–. Pire que des anguilles. Je suis moi-même prêt à vendre mon âme au diable pour obtenir les faveurs d’un guayabo[iv] et lui promettre tout ce qu’il désire entendre. Tiens, j’irai jusqu’à vendre mes propres parents homophobes à un psychopathe... »

Ses paroles étaient d’autant plus risibles qu’il était orphelin comme lui. Diego avait le don de tourner tout en dérision et surtout, celui de lui jeter ses quatre vérités à la figure sans prendre de gants. En outre, il détestait Andy et n’avait pas caché sa joie en le dénigrant au possible, énumérant un à un tous ses défauts avec une exagération délibérée pour le faire rire lorsque celui-ci l’avait plaqué.

Joshua sourit à ce souvenir, puis fit en sorte de reprendre ses esprits. Son meilleur ami avait raison, il devait oublier toute cette histoire. C’était d’ailleurs pour cela qu’il avait accepté le poste de gouvernant d’enfant, à l’autre bout de l’État. Et il comptait bien tourner la page, une bonne fois pour toutes.

Tout semblait paisible autour de lui. De chaque côté de la route, des érables rouges côtoyaient des conifères d’essences variées à perte de vue. Ses maigres chances de demander son chemin plombèrent aussitôt son moral. Juste au moment où il s’apprêtait à boucler sa ceinture, du coin de l’œil, il vit le câble coincé dans sa portière. Dieu soit loué ! Joshua ouvrit celle-ci pour le déloger. Au même instant, un bruit assourdissant rugit à ses côtés. Il eut à peine le temps d’entendre un coup de klaxon furieux, qu’un Pick-up noir, double cabine, fit une brusque embardée en le dépassant. Ce dernier freina si brutalement qu’il incrusta la moitié de sa gomme de pneu sur la chaussée. Les palpitations cardiaques de Joshua ruèrent dans sa poitrine, le laissant figé, les yeux ronds.

Soudain, les feux arrière du Pick-up s’allumèrent et il resta là, paralyser tandis que le monstre reculait à vive allure. La secousse qui suivit le choc, le propulsa contre sa portière. Une douleur intense irradia dans son épaule et son crâne :

– Mais il est malade, ce type !

Joshua sortit de sa voiture sans délai. L’odeur de caoutchouc brûlé assaillit ses narines. À l’avant de sa Buick, le pare-choc pendait du côté conducteur. Cet imbécile l’avait fait exprès ! Joshua se déplaça jusqu’à la portière du pick-up puis frappa à la vitre sombre. À l’intérieur, il discerna un homme aux cheveux bruns qui se frottait le visage avec les mains. Son élan de colère céda la place à l’inquiétude :

– Vous êtes blessé ? demanda-t-il à l’inconnu.

Le regard glacial que celui-ci lui jeta en retour le cloua littéralement, jusqu’au moment où il dut se décaler afin de le laisser descendre. L’individu le dépassait d’une bonne tête. Face à sa carrure impressionnante et son air menaçant, Joshua faillit se tapir au fin fond de sa voiture. Le conducteur portait un jeans usé et une chemise ouverte sur un débardeur foncé. Quant à son visage, ses immenses yeux d’un bleu céleste étaient cernés, trahissant la fatigue, tout comme son chaume de plusieurs jours sur ses mâchoires carrées. Ses traits virils lui firent presque oublier sa panique initiale.

Malgré la crainte que cet homme lui inspirait, Joshua se reprit en demandant :

– Qu’est-ce qui vous a pris de reculer dans ma voiture ?

Sa réponse le surprit :

– Je ne sais pas. Je suis désolé.., s’excusa ce dernier d’une voix rauque, tout en passant ses doigts dans sa chevelure hirsutes.

Joshua soupira ne sachant pas comment réagir. Il semblait vraiment sincère et particulièrement épuisé.

– En attendant, mon pare-choc est mort et je suis plutôt pressé.

– Que voulez-vous que j’y fasse ?

– Hein ? Je vous signale que vous avez volontairement embouti ma voiture !

L’homme inspira profondément. L’expression de son visage se durcit.

– Quelle idée d’ouvrir votre porte, sans même regarder !

– Hey ! Je n’avais pas l’intention de sortir, je comptais juste récupérer un truc coincé dans la portière.

– Et comment vouliez-vous que je le sache ! Je vois une porte s’ouvrir d’un coup, rien ne me dit que vous resterez sagement à l’intérieur ! Si je n’avais pas fait d’écart, à l’heure qu’il est, vous n’auriez plus de portière, alors estimez-vous heureux…

– Ah, parce qu’en plus, je devrais vous remercier ! Si vous rouliez moins vite, vous auriez pu anticiper. De plus, je vous rappelle que votre marche arrière n’avait rien à voir avec l’ouverture de ma porte, dit-il en se frottant l’épaule.

En voyant son geste, l’homme qui était sur le point de s’emporter à nouveau, se calma aussitôt. Le ton baissa aussi vite qu’il était monté. Ses yeux immenses le scrutèrent de la tête aux pieds. Paralysé par l’intensité de ce regard bleu, Joshua déglutit péniblement.

– Vous êtes blessé ? questionna l’inconnu.

– Je ne pense pas. J’ai cogné ma tête et mon épaule contre la portière mais...

– Vous n’aviez pas votre ceinture, dénigra-t-il injustement.

– J’étais à l’arrêt ! Puis, je ne vois pas ce que ça change ; mon pa…

– Oui, je sais ; votre putain de pare-choc est mort ! s’impatienta-t-il en se rapprochant de la Buick.

Il examina l’avant un moment et tenta de le redresser. Après plusieurs essais infructueux, il fouilla le plateau arrière de son véhicule et revint avec une clé. Quelques minutes plus tard, l’homme lui tendait son pare-choc puis balança l’outil à l’arrière et chercha quelque chose dans sa boite à gant.

– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça ? s’écria Joshua, sidéré tout en désignant le bout de métal entre ses mains.

L’homme revint sur ses pas et suggéra d’un air détaché :

– À vous de voir. Maintenant, vous pouvez rouler. Tenez, voici mes coordonnées, ajouta-t-il en lui tendant une carte professionnelle. Contactez votre assurance.

Et sans un mot de plus, il remonta dans son monstre noir et démarra. Joshua resta planté au milieu de nulle part comme un idiot, bouche bée en se demandant s’il ne rêvait pas. Le salaud !

Après un temps de stupéfaction, il porta son regard sur la carte de visite :

« Monsieur Clayton Garner – Domaine Suncrest Hill

Medford, OR 97504 etc. »

Hein ? Domaine Suncrest Hill ? C’était justement à cet endroit qu’il devait se rendre.

« – Bon sang, quel idiot ! », se sermonna-t-il en calant tant bien que mal son pare-choc à l’arrière de la Buick. Il aurait pu demander sa route s’il n’était pas resté planté là comme un stupide poteau de clôture.

En prenant place au volant, il pria intérieurement pour que les autres employés de ce domaine ne soient du même acabit. Grossier, de mauvaise foi et…

sexy ?

– Oublie ça ! Tu n’as pas le temps de rêvasser.

Une certaine madame Jensen devait le recevoir, en milieu d’après-midi. Elle avait fait appel à l’agence de placement Domworks, réputée pour la qualité de son personnel et d’après madame Bishop, la responsable, cette veuve avait particulièrement insisté pour s’offrir ses services. Ce détail l’intriguait vraiment car en général, la plupart des gens étaient plutôt réticents vis-à-vis des gouvernants pour enfants masculins. L’affaire Adams, un assistant maternel injustement accusé de pédophilie, marquait toujours les esprits. Après le battage médiatique de l’époque, son innocence n’avait pas redoré pour autant leur statut minoritaire masculin de cette profession.

Quant à savoir pourquoi madame Jensen le réclamait spécifiquement, il se méfiait de ses intentions et pria pour qu’elle ne soit pas ce genre de jeune veuve éplorée cherchant à se consoler dans les bras du baby-sitter. La pauvre se risquait à rencontrer un problème de taille et à moins de ne lui prêter un vibromasseur pour se soulager, aucun danger qu’il parvienne à la lever pour lui faire plaisir.

– Pauvre idiot, tu n’as même pas un gode à lui refiler ! marmonnait-il, au moment où l’application GPS s’afficha à nouveau sur l’écran.

Par précaution, il visionna le trajet jusqu’à la propriété en tentant de le mémoriser, juste au cas où un autre incident surviendrait à cause du câble. Son passage temporaire dans la portière l’avait endommagé. Heureusement, il se trouvait déjà sur la bonne voie et il ne restait plus que quelques minutes à parcourir

Une fois prêt à repartir, Joshua reprit la route avec prudence. Le voyage touchait à sa fin ce qui l’aida à retrouver son humeur tout en rêvant à une douche froide. Autour de lui, les arbres se raréfiaient et cédaient la place aux parcelles de vignes. Par endroits, les vignobles sur les coteaux ensoleillés disparaissaient vers l’horizon dans une symétrie presque parfaite.

Quelques minutes plus tard, Joshua distingua au loin une grande bâtisse près d’un bosquet d’arbres aux essences variées au sein de plusieurs bâtiments agricoles d’un rouge sombre. La voix de synthèse attira son attention sur la route en exigeant de tourner à droite.

– Merci Betty, je ne suis pas aveugle…

Le portique à l’entrée de la propriété était inévitable, de même que l’enseigne du domaine à la calligraphie élégante de la même teinte que les hangars. Très vite, le bitume disparut au profit de la terre compacte qui souleva un nuage de poussière sur son passage.

Pour la discrétion, il repasserait…

Joshua longea une longue grange à toits brisés sur sa droite dans lequel était stocké du matériel agricole. À sa gauche apparut ce qui semblait être la cave à vin avec ses immenses cuves en inox. Au fond, à l’écart du trafic journalier, se dressait enfin la bâtisse sur deux étages ornée d’un superbe jardin à l’avant.

Joshua ralentit sa vitesse au cas où les enfants se trouveraient à proximité et alla se garer à l’ombre d’un érable rouge. Lorsqu’il coupa enfin le moteur, toute la tension accumulée au cours du voyage déserta son corps le laissant totalement épuisé. Il examina son reflet dans le rétroviseur intérieur et s’épouvanta devant sa mine horrible. Il aurait dû faire une halte pour prendre une douche, pensa-t-il en regardant autour de lui.

– Ce timing t’aurait évité une collision avec l’autre abruti, marmonna-t-il en reconnaissant le pick-up noir, stationné non loin de là.

– Vous disiez ?

Joshua tressaillit en se tournant vers la voix féminine, mal à l’aise. Une femme élégante d’un certain âge lui souriait. Elle se présenta :

– Je suis madame Jensen. Monsieur Perkins, je suppose ? J’étais impatiente de vous rencontrer.

Joshua descendit du véhicule et alla à sa rencontre, serrer la main qu’elle lui tendait.

– Bonjour. Euh, désolé pour mon apparence misérable. Le voyage depuis Seattle a été long et.., disons surprenant.

– Ne vous inquiétez pas, je comprends. Venez plutôt vous rafraichir puis nous discuterons tranquillement…

– J’avoue que je rêve d’une douche, confessa-t-il en marchant sur ses talons vers la maison.

La fraicheur à l’intérieur fut la bienvenue. Le mobilier solide et confortable plut immédiatement à Joshua qui trouva le décor chaleureux et accueillant. Curieusement, la touche féminine omniprésente des lieux ne correspondait pas à la femme au tailleur un peu strict qu’il suivait en direction de la cuisine. Elle semblait en décalage dans cette maison, tout comme son âge ne coïncidait pas avec celui des enfants dont il devait s’occuper, des jumeaux dizygotes de cinq ans environ. À moins qu’ils aient été adoptés comme lui.

– Vous paraissez inquiet, quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle tout en l’invitant à s’asseoir.

– Tout va très bien. En fait, je ne vous imaginais pas avec des enfants si jeunes, sauf votre respect…

Madame Jensen se mit à rire. Après avoir servi deux verres de thé glacé, elle s’installa face à lui avant de s’expliquer :

– En réalité, ce sont mes petits-enfants, Ryan et Stacy, dont vous aurez la garde.

– Donc, vous n’êtes pas veuve. Est-ce votre fille qui est en deuil ?

– Si, je suis bien veuve, ou tout du moins, je l’étais avant mon remariage avec Charles. En fait, ce n’est pas ma fille mais mon fils qui est veuf.

– Oh. Je vois, il y a eu un quiproquo.

– Cela pose-t-il un problème ?

– Non, pas du tout ! J’imagine que le plus important, ce sont les enfants. Je suis impatient de les rencontrer.

– Pour l’instant, ils sont avec Martha ; c’est la femme du contremaître qui gère l’exploitation avec mon fils. J’ai pensé que ce serait mieux ainsi, le temps que je vous explique la situation et ce que j’attends de vous.

Joshua hocha la tête, attentif à son exposé précis du contexte ambiant tandis qu’il sirotait son thé. Sa belle-fille était décédée dans un tragique accident de la route, presque trois mois plus tôt, et son fils gérait très mal sa mort, au point qu’il se désintéressait des jumeaux. Selon elle, il était en phase de déni, une étape classique du deuil qu’elle avait déjà connue par le passé.

– L’ennui, c’est que je ne peux pas rester ici, indéfiniment pour m’occuper d’eux. J’ai beau aimer cet endroit où j’ai vécu de nombreuses années mais ma vie est à Denvers, à présent. Une amie m’a recommandé votre agence qui a une solide réputation.

– Ma responsable, madame Bishop, m’a laissé entendre que vous me vouliez en priorité. Puis-je savoir pour quelle raison ? Comprenez-moi, je suis un homme et en général, c’est plutôt un frein avec de jeunes enfants pour la plupart des gens.

– Justement, ici, ce sera un avantage. Voyez-vous, je connais mon fils et je sais d’avance qu’à peine le dos tourné, il cherchera à se débarrasser de vous. Étant donné que c’est moi votre employeur, il ne pourra rien contre vous. Et avant que vous me disiez qu’avec une femme la situation serait identique, eh bien, j’ai pensé que ses tentatives d’intimidations auraient moins de prises sur un homme. Une femme se laissera plus facilement impressionner et je compte sur vous pour lui tenir tête et le remettre à sa place si nécessaire. C’est à moi que vous devrez des comptes, pas à lui. Il néglige les enfants ou disons qu’il est rapidement submergé par la situation, j’ai donc pris les choses en main et il n’a rien à dire là-dessus. Ce sont mes petits-enfants et je veux m’assurer de leur sécurité.

Joshua opina et déglutit avec difficulté lorsque le sujet délicat à gérer, s’offrit à lui sur un plateau :

– À ce propos, il y a une chose que vous devez connaitre. Avant tout, je tiens à être honnête avec vous et je comprendrais si ce point posait un problème. Voilà, je suis homosexuel.

– Et alors ? s’enquit-elle spontanément. Vous n’êtes pas censé justifier votre sexualité.

– Absolument pas, mais vous savez comme moi que beaucoup de personnes font l’amalgame entre homosexualité et pédophilie et je tenais à ce qu’il n’y ait aucune ambiguïté entre nous.

Joshua expliqua combien il aimait les enfants et ne leur ferait jamais de mal. Il justifia son amour pour eux, en lui racontant son passé d’orphelin et son vœu le plus cher de fonder une famille, un jour.

– Écoutez, je n’accorde aucune importance à ce genre de préjugés. J’ai vu vos références excellentes et votre responsable n’a eu que des éloges à votre sujet. J’ai aussi constaté que vous êtes titulaire d’une licence délivrée par le NAEYC et pour finir, je sais que l’agence vérifie les antécédents judiciaires régulièrement, donc à mes yeux, c’est plus que suffisant.

Joshua sentit la tension de ses épaules se relâcher aussitôt. C’était cet aspect-là qu’il redoutait le plus dans sa profession.

– Par contre, je vous déconseille d’en parler à mon fils. Rassurez-vous, il n’est pas homophobe, fit-elle avec un sourire énigmatique. Mais je pense qu’il s’en servirait contre vous. Ne lui donnez aucune occasion de vous blesser et tout ira bien. Il n’est pas méchant, croyez-moi. C’est seulement que parfois, il peut se montrer, disons.., agressif verbalement. Une fois qu’il aura saisi qu’il n’a aucune prise sur vous, il sera aussi docile qu’un agneau.

Voilà qui ne le rassurait pas spécialement. S’il devait se lancer dans une guerre des nerfs contre le père des enfants, Joshua y laisserait probablement des plumes. Il n’avait jamais aimé les conflits. Son crédo, c’était plutôt la conciliation et la diplomatie.

Joshua revint sur un détail qui l’avait frappé, un peu plus tôt :

– Quand vous parliez de négligence envers les enfants, vous faisiez allusion à quel genre ? demanda-t-il, inquiet.

– Oh, rassurez-vous, rien de grave. Disons que mon fils aurait tendance à les fuir. Depuis le décès, il s’est jeté à corps perdu dans le travail et fait en sorte de rentrer le plus tard possible, quand les enfants sont déjà couchés. J’ai noté qu’il avait bien moins de patience avec eux, ou alors, il s’isole dans son bureau et les laisse s’abrutir devant la télévision. Il n’hésite pas à confier les jumeaux à Martha, dès qu’il le peut. En bref, il se débarrasse d’eux et cette pauvre femme a déjà bien assez de travail puisqu’elle s’occupe des repas de cette maison et des employés, des courses puis du ménage ici, et bien d’autres choses que j’ignore certainement.

– Je vois, dit-il soulagé.

Apparemment, cet homme semblait plus dépassé par son deuil, qu’avoir une réelle volonté de nuire à ses enfants. Joshua posa ensuite une multitude de questions sur les jumeaux ; leurs rituels, leurs activités, leur confession religieuse et ses pratiques, s’ils en avaient une, et pour finir, l’aspect médical. Traitements, allergies et autres régimes spécifiques à connaitre pour leur bien-être.

Madame Jensen ne put répondre à toutes ses interrogations.

– Pour le reste, vous questionnerez mon fils.

Joshua hocha la tête et elle enchaina sur son rôle auprès des jumeaux. Il devait préparer les enfants et les amener à l’école ; planifier des menus équilibrés ainsi que les courses pour la préparation de leurs repas ; s’occuper de leur chambre, de leurs vêtements et de leurs toilettes et enfin, gérer leurs activités.

– Ceci, cinq jours sur sept comme convenu avec madame Bishop et vous aurez même droit à vos week-ends puisqu’à ce moment-là, mon fils prendra le relais. S’il vous propose du babysitting pendant vos jours de congé, à la période des vendanges par exemple, ce sera en supplément sur votre salaire et vous êtes libre d’accepter ou non. Rien ne vous y oblige. Mais, je vous mets en garde, il ne doit pas en faire une habitude !

– Très bien. De mon côté, je vous enverrais régulièrement des mails pour vous tenir au courant. Je ferai de mon mieux pour renouer le contact entre les enfants et leur père.

– Parfait ! Dans ce cas, je vais vous faire visiter la maison et vous montrer votre chambre. Si vous désirez récupérer vos bagages et faire un brin de toilette, c’est le moment idéal. Pendant ce temps, j’irai chercher les enfants. La maison du contremaître est assez proche pour m’y rendre à pied.

Madame Jensen l’accompagna jusqu’à la voiture et offrit son aide. Joshua lui proposa de prendre sa petite valise, plus légère et plus facile à manipuler avec ses roulettes. Elle se mit soudain à rire en découvrant le pare-choc sur le siège arrière et demanda des explications. Joshua lui raconta alors sa mésaventure, sans préciser l’identité de l’homme sur la carte de visite, pas plus qu’il ne désigna le pick-up impliqué car entre-temps, deux autres véhicules de même type s’étaient garés à proximité. Du coup, il n’était plus certain de rien. De plus, il ne tenait pas à se faire des ennemis parmi les employés, dès son premier jour sur les lieux. À l’occasion, ils règleraient le problème entre adultes responsables, sans provoquer de vagues.

Les yeux écarquillés d’indignation de madame Jensen pendant son récit le firent presque rire.

– Quel mufle ! s’exclama-t-elle à la fin de son explication.

Joshua haussa les épaules avec nonchalance. Elle reprit :

– Et si vous aviez eu un malaise après son départ ?

En effet, il n’y avait pas pensé. Rien ne permettait de dire s’il avait des lésions internes et à l’heure qu’il était, il serait probablement en train d’agoniser au milieu de nulle part. Comme aiguillonné par le souvenir du choc, le léger élancement persistant de son épaule s’intensifia d’un coup. Le poids de son sac en bandoulière le fit grimacer de douleur. Madame Jensen suggéra d’appeler un médecin, ce qu’il refusa.

– Vous en êtes certain ?

– Oui, ne vous inquiétez pas. Une bonne douche suivie d’un antidouleur et il n’y paraîtra plus…

​

*****

[i] Bitching Betty : Betty, la chieuse. Surnom donné par les pilotes à la voix d’alerte dans les cockpits.

[ii] Chicharonnes : Couennes de porc frit au lard dans plusieurs pays d’Amérique latine. Cuisine très grasse selon les recettes.

[iii] Que descanse su alma (traduction littérale de : que repose son âme) : Paix à son âme.

[iv] Guayabo : Beau gosse en Amérique latine.

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