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Tramway Saint - Pétersbourg. 

Photographie : Eduard Gordeev

Le passager

Les yeux rivés sur la vieille horloge baroque dans la vitrine, je restais là un long moment égrenant une à une les minutes au rythme des aiguilles élégantes. J’attendais là, à cet endroit précis, comme chaque année à cette date anniversaire. Notre anniversaire. Celui de notre rencontre devant cette boutique au charme désuet, loin du faste et de l’opulence de la Grande Catherine, là où les touristes ne s’aventurent jamais.

Les ruelles et arrière-cours offraient le contraste piquant que tu recherchais et tu m’as trouvé, moi. Ici, sous ce même abri de fortune un peu vieillot retenant à grand-peine la pluie glaciale. Comme cette fois, l’humidité remonte à travers mes chaussures trop légères pour la saison hivernale.À cette époque, je n’en possédais qu’une paire, l’une des semelles était percée et j’avais collé une pièce de 10 roubles à l’intérieur afin d’épargner mes chaussettes usées.

Tu avais trouvé mon coffre-fort original tandis que mon regard, lui, se perdait sur ton visage rayonnant. Un éclair avait illuminé tes iris orageux et ton sourire avait fait fondre mon cœur et réchauffé mon corps tremblant et affamé.

Tu avais raison, cette monnaie, je la gardais en prévision d’un coup dur ; du pain et peut-être un peu de lait pour Yuri, le chat doué pour sprinter dans le trou à rat qui me servait d’abri. Il avait hérité son nom de l’athlète célèbre en son temps. Hélas, c’était les rongeurs qui cavalaient derrière lui.

 Et comme lui, j’étais un vagabond et ce jour-là, tu as fait de moi un prince.

Tu n’as prêté aucune attention à mes frusques tachées, oublié mon rasage négligé, passé outre mon odeur de chien mouillé. Nous avons longuement discuté, ou plutôt toi tu parlais, et moi j’étais suspendu à tes belles lèvres rosées, écoutant ta voix grave et envoûtante, sans me lasser.

Tu voulais visiter la ville. Lorsque tu m’as proposé de prendre le vieux tramway par lequel tu es arrivé, je n’ai pas hésité une seconde. J’ai enlevé ma chaussure et récupéré mon seul bien pour payer mon billet. Tu as bien compris que j’étais fauché mais tu n’as rien dit ; tu as préservé ma dignité d’homme.

Blottis l’un contre l’autre, on a profité de notre chaleur réciproque et bercés par le glissement et quelques cahots, on s’est laissés porter par ce moment étrangement intime. Nos doigts gelés se sont cherchés, puis effleurés et enfin se sont enlacés.

Seuls au monde, à l’abri des vitres embuées, tu as pris mon visage entre tes mains et tes yeux se sont focalisés sur ma bouche. Le désir flambait dans tes prunelles, j’ai fondu un peu plus devant cet appel qui me bouleversait. Comme guidé par un fil invisible, mes lèvres ont échoué sur les tiennes pour s’unir dans le ballet sensuel de nos langues, de soupirs et de souffles haletants. J’étais transporté. Je me souviens encore de ma pensée à cet instant :

« Après un tel baiser, je peux mourir en paix… »

Je le pensais vraiment, je n’avais plus rien à perdre, pas même cette monnaie dont je ne regrettais pas le premier kopeyek.

Par la suite, notre périple dans les ruelles de Saint-Pétersbourg nous a amenés à courir d’un abri à un autre en riant aux éclats, ruisselants d’eau gelée, mais on s’en moquait. Les moindres alcôves ou recoins étaient un prétexte pour s’enlacer.

Notre cavalcade s’est terminée dans un bâtiment à l’architecture classique. Je m’apprêtais à te demander où nous étions mais ton doigt a scellé ma bouche. Alors, tu as pris ma main et m’as entraîné dans cette chambre louée pour une quinzaine. Un à un, nous avons semé nos vêtements détrempés jusqu’à la salle de bains. Là, tes gestes doux ont pris soin de mon corps. Ils m’ont réchauffé, ils m’ont vénéré et m’ont lavé de toutes les crasses, au propre comme au figuré. En sortant, j’étais un homme neuf. À aucun moment, tu n’as cherché à profiter de ma vulnérabilité et si je n’avais pas fait le premier pas, tu serais encore là avec ton érection douloureuse. Je connaissais cette douleur car j’arborais la même et je n’ai pas su résister. Tu m’as fait l’amour des heures durant, toujours avec respect et une grande douceur.

À partir de là, on ne s’est plus jamais quitté. Notre histoire a perduré plus de trente ans, trente années de bonheur parfait. Puis un jour, sans crier gare, tu es parti me laissant seul avec mon chagrin. Tu avais assuré mon avenir, juste au cas où, mais je sais aujourd’hui que tu m’as épargné jusqu’au bout en taisant cette horrible maladie qui t’a arraché à moi et en dépit de tout cet argent, je n’ai jamais été si pauvre. Je n’ai plus rien pour réchauffer mon vieux cœur fatigué. Cela fait bientôt cinq ans et comme chaque année, je reviens là, pour notre anniversaire.

J’ai souvent l’impression que tu vas descendre de ce tramway et tes pas t’amèneront à moi, devant cette vitrine au charme désuet et qui, malgré les années, n’a pas changée.

Toujours la même horloge au style suranné qui égrène le temps. Tic… Tac… J’entends presque le son régulier. Tic… Tac… Babom… babom… babom. Serait-ce plutôt  mon cœur ? Derrière la vitre, un mouvement du vieil horloger et ses lunettes cerclées de métal attire mon attention. Un semblant de sourire se dessine sur son visage raviné par les ans.

Pourquoi ai-je l’impression que depuis tout ce temps, il n’a pas pris une ride alors que mon reflet me renvoie ces cinq années de chagrin à la figure ? C’est injuste ! Babom… babom… babom… Que me veut-il ? Il me fait signe et désigne du doigt le cadran de l’horloge. Babom… bab… Ma poitrine se serre. Serait-ce mon heure ? Comme s’il m’avait entendu, le vieil homme acquiesce d’un mouvement de tête et les aiguilles ralentissent. Babom… Ma main se fige, puis le bruit cesse. Je n’ai pas peur.

Je suis heureux, je vais rejoindre enfin, mon seul et unique grand amour.

Venusia A.

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14/12/2017

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